Un roman désillusionné

24 mars 2020   |   by zoe

En 1984, lorsque  L’insoutenable légèreté de l’être est publié, Milan Kundera est en exil en France depuis 9 ans. En Tchécoslovaquie, Vaclav Havel est en prison depuis 7 ans en tant que dissident du régime communiste et plus précisément pour être l’un des trois porte-paroles de la « Charte 77 », une organisation de défense des droits de l’homme. Durant son incarcération, il écrit Le pouvoir des sans pouvoirs. L’insoutenable légèreté de l’être est la réponse que Kundera fait depuis la France à son exil, à l’écrit de Vaclav Havel et au pouvoir soviétique.

Les « amitiés érotiques » avec les femmes de Tomas, et particulièrement avec Sabina, et son mariage avec Tereza sont la métaphore de l’histoire politique de la Tchécoslovaquie. Les personnages de son roman sont les différentes facettes de la réflexion politique de Kundera sur les tourments de l’impossible pacification et libération du peuple tchèque soumis à la tyrannie communiste russe. Sabina porte la question de la liberté ; Tomas se donne des règles pour qu’il n’y ait pas de lien d’amour, pour s’en prémunir, pour s’en garder ; Tereza, l’enfant sauvé et à sauver du fantasme de Tomas, est la figure de l’amour qui vient déjouer le rigorisme de Tomas. Les nombreux rêves que fait Tomas sont les échos tordus, dissonants, grinçants du communisme autoritaire dépourvu d’amour que connaît la Tchécoslovaquie en ces années de plomb. Chacun des personnages est piégé, qui par l’amour, qui par la règle, qui par le fantasme, ne laissant à chacun pour toute solution que le désenchantement. « La tristesse était la forme du bonheur, et le bonheur le contenu. Le bonheur emplissait l’espace de la tristesse. »1 C’est une mélancolie, c’est un refuge dans la tristesse, comme seule solution. L’insoutenable légèreté de l’être est une méditation sur l’amour et sa confrontation à l’impossible émergence d’un sujet et d’un peuple singuliers dans un régime autoritaire. Face à l’Histoire, face à la deuxième guerre mondiale et ses terribles bouleversements, le courage et la responsabilité du peuple Tchèque ne suffisent pas. « Contrairement à ce qu’ils avaient fait en 1618, ils montrèrent alors plus de prudence que de courage. Leur capitulation marqua le début de la Seconde Guerre mondiale qui s’est soldée par la perte de leur liberté en tant que nation et personne ne savait pour combien de temps. »2

A la fin de son roman, Kundera revient sur la mort d’Iakov Djougachvili, l’un des trois enfants de Staline. Alors que le fils de Staline est dans un camp, capturé par les Allemands, il y est insulté pour avoir sali les latrines, et ne se sentant plus qu’un déchet, qu’« une merde », il se tue. « Si la damnation et le privilège sont une seule et même chose, s’il n’y a pas de différence entre le noble et le vil, si le fils de Dieu peut être jugé pour de la merde, l’existence humaine perd ses dimensions et devient d’une insoutenable légèreté. »3 Par ailleurs, pour Kundera, les « innocents » sont réduits à n’être que de coupables idéalistes : « Et [Tomas] se disait que la question fondamentale n’était pas : savaient-ils ou ne savaient-ils pas ? Mais : est-on innocent parce qu’on ne sait pas ? »4 Qu’ont pu faire les tchèques face à l’Histoire ? Qu’ils aient été prudents, courageux ou que les femmes tchèques aient provoqué les soldats russes avec insolence, la tyrannie et son armée russes sont restées sans visage et sans corps : une pure autorité qui crée la terreur. Leur lourde structure qui tente d’unifier, d’encadrer, de recouvrir et de niveler les disparités est cette chape de plomb qui écrase toutes tentatives de vie singulière. L’écriture froide et objectivante du réalisme communiste que Kundera utilise dans ce roman a la force de l’ironie qui ne croit pas les hommes capables de s’unir et d’œuvrer ensemble. Désillusion de la famille, du couple, du communisme.

Juste avant L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera a écrit Le livre du rire et de l’oubli.

(1) Kundera M., L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, coll. folio, 1984, p. 467.
(2) Ibid., p. 330.
(3) Ibid., p. 360. 

(4) Ibid., p. 263.

Publié sur le site de l’Envers de Paris > https://enversdeparis.org/2018/10/30/litterature-et-psychanalyse/