Un désir d’utopie

24 mars 2020   |   by zoe

Le roman Arcadie d’Emmanuelle Bayamack-Tam est un récit foisonnant et construit. Son écriture fluide, aux mots simples et parfois rares et précieux, laisse émerger par instant l’éros d’un corps sensible : sensualité des nourritures, des fleurs, des choses de la nature, des parfums, … Ecrit à la première personne, ce roman, à la temporalité chronologique, déplie le trajet initiatique de sa narratrice, Farah, au sein d’une communauté libertaire, Liberty House. Dans un long monologue (réflexion, observation et affirmation) et quelques dialogues, Farah nous fait partager ses expériences de corps, sa « joie d’être en vie »(1) et ses rencontres avec les membres de Liberty House, tous plus étranges et monstrueux les uns que les autres. Ces freaks en retrait du monde sont unis par une même utopie sociale « du paradis avant la chute »(2).

C’est avec légèreté et humour, voire tendresse, que Farah rencontre ces corps étranges, inclassables : « Je serais toute disposée à me prêter au jeu des élucubrations macabres si ma grand-mère n’était pas nue comme un ver sous la feuillée. […] il est inutile de chapitrer mon ingouvernable grand-mère »(3). L’angoisse que ce « refuge pour freaks »(4) ne manque pas de lui provoquer n’est cependant pas envahissante, mais localisée dans un objet incongru : ainsi garde-t-elle dans sa chambre la jarre qui lui a été offerte et qui contient un corps d’enfant mort avec lequel elle parle parfois en morse en tapotant sur la terre cuite.

Dans la première partie du roman, Farah lutte contre la mortification infligée par l’étrangeté de ses compagnons de Liberty House, avec son éros d’enfant « bien décidé à mettre les bouchées doubles »(5). Dans la deuxième partie du roman, qui coupe sans transition avec la première, Farah doit faire face à un très étrange changement qui frappe son propre corps. N’ayant toujours pas ses règles à 14 ans, elle apprend d’un médecin qu’elle porte le syndrome de Rokitansky : son appareil génital féminin n’est pas développé et ne le sera pas ; sa morphologie devient peu à peu celle d’un homme sans pénis. Devant son propre corps sexué, au comble de son étrangeté hors-norme, Farah cherche une nomination qui viendrait arrêter la troublante énigme de son corps. E. Bayamak-Tam s’amuse à énumérer toutes les catégories liées au genre et qui ratent à épingler une fois pour toute le mystère de la féminité de Farah. Elle n’est ni homme ni femme, ni transgenre ni LGBT, ni cisgenre. Ecartant les étiquettes rigides qui prétendent dire tout de ce qui traverse le corps sensible de la féminité naissante de Farah, elle fait toute sa place à ses expériences intimes intenses et qui émeuvent son corps hors-normes. Au-delà du sexe genré, cette énigme veut se faire reconnaître dans sa singularité radicale. La troisième partie du roman met en scène le surgissement inattendu d’un intrus qui éveille chez Farah un désir inconnu. Un soir, elle surprend un homme étranger à Liberty House se baignant dans la marre du domaine. Cette incarnation du corps étranger à l’unité communautaire de son familistère l’émeut. Devant le refus de sa communauté d’accueillir ce corps étranger qui cause son désir nouveau, Farah décide de partir et de s’engager dans son époque, non sans emporter avec elle la part de corps vivant, sensuel et joyeux qu’elle a su jusqu’ici solidement se constituer à Liberty House. Dans ce nouveau monde, elle rencontre la mort de Johnny Halliday, les attentats terroristes de Charlie Hebdo et du Bataclan et les vagues massives des migrants.

En écrivant Arcadie, E. Bayamack-Tam ne cherche pas à situer son écriture en rupture avec l’histoire littéraire qui l’a précédée, mais s’affronte de plain-pied avec son époque et avec les ségrégations et les violences mortifères qu’engendrent le discours capitaliste et le discours de la science. Le titre de son roman, Arcadie, fait référence à une ville du Péloponnèse qui symbolise l’utopie d’un monde de sensualité heureuse sans partage. L’expression latine Et in Arcadia ego signifie « Moi [la mort], je suis aussi en Arcadie. », ce qui signifie que nul n’échappe au destin mortel. Toute utopie cache et révèle une part de mystère où l’impossible à dire concerne le sexe et la mort.

(1) Bayamack-Tam E., Arcadie, POL, 2018, p. 12.

(2) Ibid., p. 16.

(3) Ibid., p. 14.

(4) Ibid., p. 40.

(5) Ibid., p. 61.

Publié sur le site de l’Envers de Paris > https://enversdeparis.org/2019/01/26/un-desir-dutopie/