Arcadie : écrire l’étrangeté du corps

24 mars 2020   |   by zoe

Comme le dit elle-même Emmanuelle Bayamack-Tam lors de l’interview qu’elle a donnée à la Librairie Mollat pour la rentrée littéraire 2018 à propos de son dernier roman Arcadie : notre époque traverse une crise sociétale où les menaces invisibles et les migrations sont l’objet d’angoisses. Dans ce roman, elle met en scène ces angoisses contemporaines qui concernent les menaces invisibles que font peser certaines informations scientifiques : ondes électromagnétiques, perturbateurs endocriniens, dérèglements écologiques, etc., et la figure du migrant. Les deux incarnent l’intrus, l’extérieur, l’indésirable et poussent à chercher un refuge.  « C’est un livre que j’ai écrit avec des angoisses contemporaines. […] Je crois qu’on est tellement submergé d’informations et d’informations inquiétantes […] on peut avoir le sentiment d’être pris à la gorge et on peut avoir le désir de trouver un refuge. Je voulais faire vivre ce refuge […] traversé par les questions qui nous alarment qui nous interrogent ».(1)

Son roman Arcadie met en scène une communauté qui se défend de toutes intrusions, invisibles ou réelles, qui perturberaient son utopie de virginité-pureté. Le titre du roman Arcadie désigne le lieu imaginaire d’une communauté qui veut se protéger du monde et prétend rester extérieure à celui-ci, contemporain,  qui multiplie les connexions, les migrations, les échanges. Avec ce dernier roman, E. Bayamack-Tam dresse une allégorie de la France qui a une politique peu accueillante envers les gens qui viennent d’au-delà de ses propres frontières et dénonce le rejet ségrégatif envers le migrant vécu comme un réel « polluant » venu de l’extérieur et menaçant l’« intégrité naturelle » du corps à l’identité constituée.

Comme elle le souligne, son écriture est composée d’emprunts à ses lectures de Proust et de Rimbaud, et procède par juxtapositions et collages. Son écriture, chargée de toute l’intensité de son propre désir, cherche à faire ressentir à son lecteur qu’Eros se dissocie fondamentalement de la question du genre et s’ancre dans un corps fondamentalement hors-norme. Et s’il n’y a pas vraiment de point de chute, de clôture à ce roman, et qu’il pourrait y avoir un deuxième tome poursuivant encore l’histoire de son héroïne, c’est qu’il s’agit pour E. Bayamack-Tam de faire toute sa place à l’étrangeté de la jouissance de l’Autre. Seule la lettre que Farah laisse au monde avant de quitter définitivement le monde utopique d’Arcadie témoigne de sa croyance en l’amour. C’est avec une Lettre damour qu’elle parvient à s’engager dans le monde tel qu’il est, avec ses malaises et ses angoisses. « Ma lettre au monde, je l’ai déjà écrite : elle est enfouie six pieds sous terre, dans un pré en pente douce où les vaches paissent en tintinnabulant, et elle traversera le monde aussi sûrement qu’une sonde spatiale ; ma lettre au monde tient en quelques objets : une plume de geai , des coquillages, les effluves chyprés du parfum d’Arcady, une cigale en bakélite, et un noyau de pêche un peu alvéolé mais contenant en germe tout un été sans fin ; ma lettre eu monde tient en quelques mots, que mes frères humains n’auront aucun mal à traduire, quoiqu’il soit advenu de la langue dans l’intervalle qui nous sépare de son exhumation : l’amour existe. »(2)

Ce roman est aussi la traversée d’une crise intime : le passage à l’adolescence, la transformation du corps dont les pulsions problématisent le désir et interrogent son objet. Dans l’interview donnée à Jean-Paul Hirsch, E. Bayamack-Tam explique que, selon elle, les enfants ne sont pas genrés et n’ont pas à choisir le destin de leurs pulsions : «  J’ai souvent des personnages de très jeunes filles que je saisis finalement dès l’enfance, Kimberley, Farah, Sharon. Là elle s’appelle Farah. Sa particularité c’est de grandir dans une communauté avec très peu d’enfants et pas mal d’adultes. C’est une éducation assez libre. On la laisse faire à peu près ce qu’elle veut. À mon sens c’est presque une éducation idéale parce que les adultes […] la laissent grandir assez librement, […] ce qui me semble assez salutaire comme liberté ».(3) Déjà, dans ses précédents romans, elle rend compte de son intérêt et de sa question sur le corps pulsionnel au-delà de son image. Dans Hymen (POL, 2003) ce sont les corps des vieilles femmes désirées et désirantes qu’elle interroge. Elle y parle des métamorphoses, des corps hors-normes, difformes qui échappent au diktat de la beauté en vigueur et suscitent répulsion ou désir. Avec Arcadie, elle met en scène des corps hors-normes et inclut dans cette étrangeté même le corps de sa jeune héroïne Farah. Et, là encore, cette étrangeté du corps problématise la question du rapport entre l’étrangeté de la jouissance et le désir, et interroge la fonction de l’amour.

Avec des exubérances, des extravagances, des audaces grotesques et burlesques, son écriture soutient, comme nous l’enseigne Lacan, que l’amour est ce qui permet à l’étrangeté de la jouissance de condescendre au désir. « Ecrire sur le corps, ses métamorphoses, écrire sur des corps hors-normes, difformes qui échappent finalement aux diktats et aux critères de beauté en vigueur ça m’intéresse. J’ai toujours voulu confronter mon écriture à ses corps obèses, scarifiés, tatoués, blessés. J’ai toujours eu des personnages abîmés physiquement ou avec des physiques qui suscitent la répulsion. Mais qui suscitent mon désir. »(4)

Ancrée dans son époque, E. Bayamack-Tam considère que l’humanité pourrait avancer dans une bonne direction grâce aux personnes en marge de la société (LGBT, migrants, etc.) et grâce au pouvoir humanisant, intelligent et insurrectionnel de l’amour.

Dans un article-interview intitulé  « J’étais structuraliste avant tout le monde »  (publié dans La Quinzaine littéraire n°27 du 1er au 15 mai 1967), l’écrivain Witold Gombrowicz écrit : « Je ne sais pas qui je suis mais je souffre quand on me déforme, voilà tout. » E. Bayamack-Tam réfère son roman Arcadie à cette phrase de Gombrowicz : «  Qui est-elle Farah ? C’est la question qui sous-tend tout le récit. J’avais en tête en écrivant ce livre cette phrase de Gombrowicz que j’aime beaucoup qui s’applique tout à fait à Farah. C’est à dire qu’elle n’est ni fille ni garçon ni horrible ni tout à fait belle, mais elle sent très bien quand on essaie de la catégoriser ou de la faire rentrer dans une case ou dans une autre. »(5)

(1)https://www.youtube.com/watch?v=CNCkAAaEK6Q

(2) Bayamack-Tam Emmanuelle, Arcadie, Ed. POL, 2018, p. 435

(3) https://www.youtube.com/watch?v=CNCkAAaEK6Q

(4)https://www.youtube.com/watch?v=dZf0d2GB4Sw

(5)https://www.youtube.com/watch?v=Ydv4cyO9vcA

Publié sur le site de l’Envers de Paris > https://enversdeparis.org/2019/02/25/litterature-psychanalyse/